Nos héros sont morts ce soir

Oh oui alors je sais ce que vous allez me dire. « Ce type gagne sa vie en parlant de super-héros et de comics, il lui arrive aussi de s’intéresser aux Super-Héros du Réel alors là, forcément, il voit des catcheurs encagoulés alors il démarre au quart de tour ». Mais non. Wait. C’est un peu plus complexe que ça..

C’était en 2010, pendant que nous étions en train d’écrire la BD Catch Heroes avec Fabrice Sapolsky. Nous étions tombés sur un gardien du temple qui, « gentiment », nous avait dis que lui connaissait le catch bien avant que ce soit la mode, bien avant que ça devienne un rendez-vous en place sur la TNT. Attention, hein, lui il suivait ça depuis l’époque où ça passait sur Canal +. Et nous autres, pauvres bédéphiles, qu’est-ce qu’on y connaissait. Ce n’était pas notre truc. Alors, tout aussi « gentiment », je lui avais parlé de mes plus vieux souvenirs de catch à la télévision. Quand j’étais petit et que je me tenais à carreau j’avais très exceptionnellement le droit de veiller et de regarder, sur le téléviseur noir et blanc, le catch. Enfin, pour être honnête, le catch en général je n’en avais pas grand chose à faire. Mais parfois il y avait un véritable phénomène qui surgissait sur le ring. L’Ange Blanc.

Les autres ne lui arrivaient pas à la cheville. Lui, il avait un parfum mystique, un halo. Ce n’était pas aussi travaillé que les actuelles superstars du catch, c’était plus « roots ». Mais il y avait quelque chose qui faisait qu’on n’était plus dans le registre d’un « simple » combat. Entendant le nom de l’Ange Blanc, mon interlocuteur réalisa que j’avais le double de son âge et s’efforça de changer de discussion, m’abandonnant le point.

Roger Couderc et l'Ange BlancRétrospectivement je ne sais pas trop si ce que je voyais à l’écran était le vrai Ange Blanc ou un remplaçant (certaines choses me paraissent un peu étranges en termes de chronologie) mais tout ça pour vous dire qu’il y a – en tout cas pour moi – deux catchs. Bien sûr qu’il y a la forme moderne, les Undertaker et autres figures de la WWE. Mais il y aussi une version plus ancienne, plus patinée, éternellement encadrée dans un écran noir et blanc avec la voix de Roger Couderc en fond sonore. Si vous voulez, c’est un peu la même différence qu’on peut trouver dans l’univers forain. Oui, il y a les Space Mountain et autres super-montagnes russes… Mais il y a le côté totalement baroque, fantomatique, que peuvent garder les anciens chevaux de bois. Dans le premier cas vous vous achetez cinq minutes d’émotions fortes. Dans le second, rien qu’à regarder, vous mettez le pied dans un putain d’univers…

Arrive 2013 et je reçois par mail un énième communiqué qui – au demeurant – ne me concerne pas. Quand vous trempez dans le journalisme culturel votre mail devient en effet le réceptacle de messages toujours plus surprenants les uns que les autres. Au point que je me demande régulièrement quel esprit malade a pu penser qu’en étant rédacteur-en-chef de Comic Box je peux être intéressé par le énième retour d’une chanteuse de variétoche des années 80 ou une exposition de tableaux régionalistes. Donc, comme ça, sans prévenir, je me retrouve un jour confronté au communiqué qui m’annonce le film « Nos héros sont morts ce soir« .


[Info] Nos héros sont morts ce soir« , résumé : Simon, catcheur, porte le masque blanc, sur le ring il est « Le Spectre ». Il propose à son ami Victor, de retour de la guerre, d’être son adversaire, au masque noir : «L’Equarrisseur de Belleville ». Mais pour Victor, encore fragile, le rôle paraît bientôt trop lourd à porter : pour une fois dans sa vie, il aimerait être dans la peau de celui qu’on applaudit. Simon suggère alors à son ami d’échanger les masques. Mais on ne trompe pas ce milieu-là impunément…[/Info]

Nos héros sont morts ce soirJe ne saurais probablement jamais pourquoi on me l’a envoyé (à part si, vraiment, quelqu’un a gardé une trace de « Catch Heroes » ?), que je ne pouvais pas utiliser professionnellement (aucun des magazines pour lesquels actuellement n’ayant de la place pour ce genre de sujet). Mais, à un niveau personnel, l’information fait mouche. Pas pour le boulot, ok, mais dès que j’en aurais l’occasion, c’était certain, c’était couru… Et l’occasion est venue cette semaine, lors de la sortie nationale du film (parce que, oui, par principe, quand ce n’est pas pour le boulot je ne tapes pas l’incruste dans les projos de presse. Je sais, je suis « old school »).

Donc voilà, cette semaine, n’écoutant que mon courage, bravant les « Quoi ? Comment ? Tu vas voir ça avant Gravity ? » c’était la découverte du film de David Perrault, que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam, à qui je n’ai pas de raison particulière de faire de fleur (ni, c’est la bonne nouvelle, d’en vouloir). Et là, l’effet annoncé, la claque envoutante, l’ovni cinématographique. Enfin « ovni ». Ce n’est pas si « non identifié » que ça. C’est au contraire balisé, construit, rythmé avec la précision d’un métronome. Et en même temps il faut se méfier des apparences.

Nos héros sont morts ce soir

Non, ce n’est pas un film sur l’Ange Blanc ou même sur un personnage qui serait l’Ange Blanc mais qu’on aurait rebaptisé pour une question de droits. Les héros sont au contraire des catcheurs de seconde zone qui vivent dans l’ombre des célébrités. C’est un choix assumé dès les premières minutes. Ca sert d’ailleurs très bien à habiller ce parfum de loose magnifique, de pathétique superbe, de patine. Victor, le perdant (campé par Denis Ménochet), celui qui a toujours le mauvais rôle (Victor, hein, pas Ménochet), s’en trouve encore plus enfoncé, vouté. Simon, joué par un Jean-Pierre Martins sidérant, règne par défaut, dans la cour des petits, dans la salle du bar. Et tous les deux se disputent et s’apprécient autour d’un masque blanc, celui du Spectre

Nos héros sont morts ce soir

Non, ce n’est pas une reconstitution historique du catch. Il y a un foutu travail de recherche, dans les affiches, dans les décors, dans les disques (il y a juste le name-dropping de Serge Gainsbourg qui m’a semblé un peu trop « expliqué » dans le contexte). Non, ce n’est pas du réalisme de documentaire. C’est une fantasmagorie, avec des touches de génie comme l’apparition d’un crabe, des mannequins de cire recouverts de draps blancs qui renvoient l’image du Spectre. D’ailleurs cette compression, ce côté surréaliste, cet aller-retour entre le réel et le désir permet d’accepter des raccourcis de l’histoire : elle est supposée se dérouler en 1963 mais l’émission « la Minute de Vérité d’un Catcheur« , qui sert de ressort à une partie du film, a été diffusée en réalité en 1960 (ah ben oui je vous avais dit que j’avais potassé un tout petit peu le sujet). Pas possible que « nos héros » découvrent les dires de Strangler Jew en 1963, comme s’ils dataient de la veille. Ce rapprochement se défend néanmoins puisque David Perrault a placé son film juste après le conflit d’Algérie. Il a fallut resserrer les dates, mais le fond est vrai, authentique…

Nos héros sont morts ce soir

Non, ce n’est pas un film en noir et blanc. Et là vous allez me dire « Il est fou ! Dès la bande-annonce on le voit bien que c’est du N&B« . Mais je veux dire par là que ce n’est très certainement pas un film où quelqu’un s’est contenté de virer les couleurs en disant « ça fera plus d’époque ». Nos héros sont morts ce soir, ce n’est pas que du noir et blanc. C’est un habillage de tons gris crépusculaires. Même quand les catcheurs sont sur le ring, sous les spotlights, les ombres sont d’une profondeur, d’une texture… L’âme des protagonistes se cache dans la pénombre, dans les volutes de fumée. Ce serait une connerie monumentale de dire que, parce que le film n’est pas en couleurs je lui ai trouvé des airs de ressemblance avec Sin City. Non, pas pour ça en tout cas. Mais il y a des points communs à d’autres niveaux. Simon et Victor, en balourds à la fois dérisoires et gigantesques ont quelque chose du Marv de Frank Miller. Surtout, sans doute, parce que Miller avait lui aussi puisé, dès sa BD, à fond dans les références au cinéma noir (et avec un petit air des écrits de James Ellroy au passage). Alors ces habitants étranges d’un Paris de 1963 sont un peu cousins de ceux de Sin City (c’est manifeste pour le personnage du Finlandais, joué par Pascal Demolon), arrosés de coups de chapeau à Cagney, nappés d’allusions au cinéma de la Nouvelle Vague ou à Franju. C’est « Les yeux sans visage« , « A bout de souffle« , « Touchez pas au grisbi« …

 Nos héros sont morts ce soir

Oui, je suis bien content de l’avoir vu en salle… Oui, il n’y a pas 36 aliens qui sortent par scènes, pas d’effet 3D je ne sais quoi… Mais l’immersion reste quand même intéressante, disons que ça complète le parallèle, la performance. Ca nous ramène à une époque lointaine où ce genre de films on allait le voir au cinéma et pas ailleurs. En tout cas l’immersion était plus parfaite. Au final c’est implacable, il y a des « gueules » comme Yann Collette. Mais même Constance Dollé semble comme arrachée à un film d’époque, presque comme si Perrault avait connu la flemme de trouver une actrice du présent et était allé chercher la sienne en la détourant à coups de palette graphique dans une pelloche des sixties. Au final la conclusion tombe un peu comme une douche écossaise. Sans doute même qu’elle en laissera certains sur leur faim. Mais le côté abrupte n’est pas plus mal. Ca nous laisse à même d’interpréter, d’imaginer, à quel point l’un des deux est finalement le plus un « spectre » que l’autre. Il y a du tanin dans ce film, de l’odeur de cigarette froide, le toucher du comptoir en formica. Il y a aussi les corones de faire un film français qui n’a pas honte d’être un film de genre et qui rend hommage à ceux qui, en d’autres temps, en faisaient. Si plus de films français osaient avoir autant de caractère, on ressortirait un peu plus souvent des salles obscures en ayant l’impression d’avoir vu la lumière. Catch ou pas catch, il est à surveiller ce David Perrault. Masque ou pas masque, j’en reprendrais bien une petite tournée à la prochaine occasion…

Nos héros sont peut-être morts ce soir, mais il y a encore des gens qui font des choses vivantes au cinéma et c’est tant mieux…