Judex est centenaire
Le samedi 16 décembre 1916 Raspoutine ne le sait pas encore mais il est à quelques heures d’être assassiné en Russie. Du côté de Verdun, on annonce que l’armée vient de faire une percée sur environ 10 kilomètres, faisant plus de 7500 prisonniers « boches ». C’est dans cet état du monde bien particulier que sort ce jour-là, Judex, film muet en 12 chapitres réalisé par Louis Feuillade et co-écrit avec le romancier Arthur Bernède.
Judex, ceux qui ont lu mon livre Super-Héros, Une Histoire Française, savent que je le considère comme un jalon du genre super-héroïque français, quand bien même il ne porte pas collant et de masque. Si vous n’êtes pas spécialement cinéphile, la vision à postériori des films de Feuillade, forcément, se fait pleine de petits personnages qui trottent, qui gesticulent, sur une musique tragi-comique émise par un piano tremblotant. Mais au début du XX° siècle, Feuillade était vu par une partie de ses contemporains comme le chantre d’une violence sans précédent. Il avait à son actif des films comme Fantômas (1913) ou les Vampires (1915) qui, malgré le succès populaire, s’étaient pris une volée de bois vert des pères la morale, horrifiés de constater une telle fascination pour les « films de gangsters« .
Que les gangsters en question soient clairement identifiés comme mauvais et surtout qu’ils perdent à la fin ne semblait pas avoir d’importance dans l’esprit de ces critiques. Selon des codes de pression morale aujourd’hui encore bien on place, on prétendait, on argumentait, que le public entrant dans les salles obscures pour voir ces films en ressortirait transformé en autant de criminel en puissance. Comme si en 1915, avec la Première Guerre mondiale en cours, les fous furieux potentiels n’avaient pas déjà un théâtre de violence tout trouvé et par ailleurs glorifié.
Mais quand même, Feuillade était un peu marqué par cette réputation toxique et son grand projet suivant serait donc une sorte de personnage aussi imposant que Fantômas… mais agissant pour le bien. Avec Arthur Bernède (qui écrirait plus tard Belphégor), ils planchèrent donc sur un personnage de justicier mystérieux, Judex. A l’époque se pratiquait le « roman-ciné », c’est à dire qu’on publiait dans la presse, en feuilleton, la partie roman (écrite par Bernède) et qu’on sortait le film (disons le « sérial« ) en parallèle, quand le public avait été mis en appétit par cette prépublication. Le roman-feuilleton de Judex démarra dans le « Petit Parisien ». Le film, lui, avait été cependant quelque peu décalé. Il semble qu’en temps de guerre le studio Gaumont n’était pas très chaud pour sortir un film qui pouvait, à son tour, se retrouver taxé de se complaire dans la violence. Un autre facteur est qu’en temps de guerre une partie de l’équipe technique ou même des acteurs pouvaient se retrouver appeler sous les drapeaux, compliquant le tournage.