Les super-héros sont-ils, par leur forte corrélation avec l’actualité notamment, le reflet de la culture et de la société américaine ? On parle même d’une certaine « mythologie » dans certains cas. A ce petit jeu-là, Marvel est peut-être meilleur, quand Batman à Gotham, Spider-Man à New York.
Ms. Marvel #13 (2016), l’héroïne s’écrie « tous aux urnes » dans un épisode traitant en apparence d’un scrutin local mais synchrone avec l’élection présidentielle.
Je pense que, par la force des choses, ce que je viens d’expliquer répond à votre question. Encore que, il faille s’entendre sur ce qu’on veut dire par « reflet de la culture et de la société américaine ». S’il s’agit de relater, sous forme de parabole, les évolutions de cette société, oui, assurément.
S’il s’agit d’y voir une sorte de « photographie sociale » de la population américaine, je dirai non. Par exemple, quand apparaît Wonder Woman, cela n’empêche qu’on soit dans une Amérique sexiste. C’est même une forme de réaction au fait que l’Amérique du moment est sexiste.
Superman #17 (1942), le surhomme s’empare d’Adolf Hitler et de l’empereur Hirohito. Mais dans les faits, la guerre continue…
Sur le même registre, quand Joe Simon et Jack Kirby lancent Captain America qui se fait un devoir de taper sur la figure de Hitler, on est une grosse dizaine de mois avant que l’Amérique n’entre dans la Seconde Guerre mondiale. L’opinion américaine est très partagée, il y a ceux qui ne veulent absolument pas entendre parler d’une guerre qui se déroule sur un autre continent. Et puis il y a des mouvements pro-allemands, voire pronazis… Ce qui fait d’ailleurs que lorsque Captain America Comics #1 parait, les auteurs et leur éditeur vont faire l’objet de critiques, de menaces de mort. Si les comics étaient une photographie de ce que pense toute la population du moment, nous aurions vu aussi des comics pro-allemands et ce genre de choses. Là, par exemple, une moitié de l’Amérique vient de voter pour Donald Trump et pour autant la moitié des comics ne sont pas « pro-Trump ». Même s’il existe quelques rares auteurs qui revendiquent se reconnaître dans Trump, le prisme des comics est majoritairement plus social, plus démocrate. Il faut dire que quand on entre chez les héros des comics la perspective est plus proche de « Robin des Bois » que de « la loi et l’ordre ».
Extrait de Captain America Comics #1 (1941), la première apparition du personnage, de nombreux mois avant l’entrée en guerre des USA.
Est-ce que leur pouvoir d’influence peut se muer en propagande ? Le personnage de Captain America est très fortement lié (et encore aujourd’hui) à une Amérique très protectionniste et impérialiste.
Il y a une double erreur de base dans votre question, mais c’est une double-erreur assez répandue. D’abord l’idée de propagande via les comics est une énormité, car elle ne prend pas en compte l’âge moyen des lecteurs dans les premières décennies de ce support. Quand Captain America Comics #1 sort, ses lecteurs ont aux environs de six ans. Ce n’est pas eux qui vont décider s’il faut aller en guerre ou s’il fait voter à droite ou à gauche. Et vu le peu de crédit qu’on accorde à l’époque aux comics, pas question d’imaginer toucher leurs parents à travers ça. Là, ce qui se passe, c’est plus que les auteurs lisent les journaux et peuvent être eux-mêmes touchés par une propagande ambiante (et encore, comme je le disais, quand Captain America parait, l’opinion publique est partagée au début). Il faut plus prendre Captain America Comics #1 (ou Wonder Woman, ou Superman) comme une parabole du monde que l’auteur voit que comme une volonté de reprogrammer le cerveau des petits lecteurs, qui n’aurait absolument aucun sens dans le contexte de l’époque.
Action Comics #101 (1946), Superman décroche un scoop en étant le premier à photographier les tests de bombe atomique. Sauf que le scoop est sacrément dépassé, l’armée a déjà bombardé le Japon près d’un an et demi plus tôt. L’épisode, conçu en amont, avait été « bloqué » par les autorités.
Le gouvernement ne soufflait pas des ordres aux scénaristes en leur disant « si Captain America pouvait faire ça, cela nous arrangerait ». Ensuite, une fois l’Amérique entrée en guerre, il y a un phénomène qui fait que chaque éditeur en fait des tonnes pour prouver qu’il est patriotique et que, quelque part, lire ses revues à lui et être patriotique. Du coup on colle sur la couverture des incitations à participer aux emprunts de guerre, il y aussi quelques bio de héros de guerre publiées avec le soutien du ministère de la Défense, mais c’est minime.
Ironiquement (mais on le sait peu) les pouvoirs publics se mettent à relire avant parution des fascicules et s’opposent, à partir d’une certaine date, à la parution de certains. Les auteurs ne comprendront que plus tard qu’on leur retoque tout ce qui a trait à l’utilisation de l’atome, du nucléaire, parce que l’armée ne veut pas propager, même symboliquement, le fait que la bombe atomique soit sur le point d’être utilisée pour ne pas mettre la puce à l’oreille de l’ennemi. Les épisodes ainsi « bloqués » seront finalement publiés à partir de 1946/1947.
L’autre erreur que vous faîtes est de lier propagande et un Captain America « très fortement lié (et encore aujourd’hui) à une Amérique très protectionniste et impérialiste ». Ce qui est totalement, allez, mettons à 98%, le contraire du personnage. Non seulement on a vu que lancer Captain America début 1941 n’était pas simplement souffler dans « le sens du vent » mais en plus c’est se tromper lourdement que de penser que, simplement parce qu’il est drapé dans les couleurs américaines, Captain America serait le reflet d’une « Amérique très protectionniste et impérialiste ».
Ultimates #3 (mai 2002), par Mark Millar et Bryan Hitch. G.W. Bush y est représenté comme un idiot face à Captain America. Soulignons que bon nombre de comics sont produits (comme c’est le cas ici) par des auteurs non-américains.
Au contraire c’est un personnage très critique envers l’Amérique, parce que sans cesse il est ce qu’elle devrait être… Vous parliez tout à l’heure de Civil War. Dans Civil War, Captain America n’est pas une sorte de boy-scout suivant les ordres, au contraire il préfère désobéir au régime et défendre les libertés individuelles. Le Captain America de Civil War est clairement anti-Bush. Ces épisodes ont inspiré en partie le scénario du film Captain America : le Soldat de l’Hiver… Des familles entières se sont engouffrées dans les salles obscures en s’attendant à voir du bon gros super-héros bien patriotique, bien de chez eux. Au contraire Captain America entre là aussi en rébellion, dans une histoire qui finit par expliquer que la survivance du régime nazi, de nos jours, ce sont les conservateurs américains, auxquels le héros s’oppose.
1974, au terme de la saga de l’Empire Secret, le Président des USA (implicitement Nixon) se suicide dans un Captain America stupéfait.
Dans les années 70, après le scandale du Watergate et la démission forcée de Richard Nixon, il y a une « saga de l’Empire Secret » dans les comics de Captain America où une organisation secrète tente de prendre le pouvoir en Amérique. Vers la fin, il ne reste plus que le chef des conspirateurs, qui s’introduit à la Maison Blanche. Captain America se lance à sa poursuite, effrayé à l’idée que le comploteur masqué s’en prenne au Président. Sauf que, quand il le rattrape dans le bureau ovale, il n’y a que lui et le malfaiteur qui se démasque, hors champ, avant de suicider. On comprend que le conspirateur était le président lui-même (comprenez, dans le contexte de ce qui vient de se passer à l’époque, Nixon en personne). Le président corrompu des USA vient de suicider devant Captain America. Et je peux vous passer en revue de nombreux épisodes de comics où c’est Ronald Reagan qui raillé, critiqué… Par exemple le numéro dans lequel l’eau que Reagan boit a été trafiquée, le transformant en homme-serpent… que Captain America doit affronter, forcément.
Captain America #76: « Prenez garde, Communistes, espions, traitres et agents étrangers ! » En 1953/1954, quelques épisodes de Captain America le montrent effectivement dans une paranoïa « anti-rouges ». Mais le public ne suivra pas cette incarnation et rapidement l’éditeur passera à autre chose.
Alors sur les centaines d’épisodes de Captain America parus à ce jour, tout n’est pas forcément au-delà de toute critique, je parlais de 98% tout à l’heure car il est vrai qu’au moment de la Guerre de Corée, dans les années 50, il y a quatre ou cinq épisodes où le personnage est ouvertement raciste, épisodes que depuis l’éditeur a expurgé du mythe en les attribuant à un imposteur.
Mais on parle vraiment de quatre ou cinq épisodes balancés par des centaines d’autres où Captain America critique l’Amérique par tous les bouts de la lorgnette. De nos jours, les séries liées à Captain America sont écrites par Nick Spencer, dans des histoires qui prennent par exemple le parti des sans-papiers mexicains et s’opposent aux conservateurs.
Vous (ou d’autres) regardez Captain America, voyez le drapeau américain et en déduisez à tort qu’il véhicule l’impérialisme américain… alors qu’il le critique en plusieurs occasions. Et j’’aimerais bien qu’on me montre quel héros de BD française s’est appliqué à critiquer aussi régulièrement, aussi méthodiquement, les autorités ces huit dernières décennies.
Sauf que je n’en vois pas.